2.10. Pourquoi ne sommes-nous pas heureux avec un bullshit job : réel mal-être ou effet de mode ?

J’ai parlé de la digitalisation, de la pressurisation, de la sur-spécialisation du travail, j’ai aussi parlé des nouvelles menaces qui pèsent sur la planète, la société et sur le travail et qui ne sont pas encore bien adressées. 

Il y a encore d’autres choses à reprocher au travail, globalement ou plus spécifiquement au niveau de certains pays, secteurs, entreprises ou même statuts de travailleurs. Les intervenants du MOOC évoquent d’ailleurs d’autres reproches dans les vidéos suivantes.

C’est important de regarder ces difficultés en face, à la fois pour comprendre l’objet de notre frustration aujourd’hui, mais aussi pour avoir conscience de ce qui pourrait encore nous déplaire dans notre orientation de demain.

Mais reste à comprendre pourquoi tout ça peut nous rendre malheureux.

Après avoir mis des mots sur ce qui nous frustre dans le travail moderne, certains d’entre vous se retrouvent bloqués par cette dernière question.

Pourquoi est-ce qu’on ne se contente pas de vouloir travailler pour se payer des loisirs comme le prévoyaient les théories de la microéconomie, ou comme le faisait toute une partie des générations précédentes ?
 
Il y a trois experts qui sont intéressants pour répondre à cette question.

Il y en a un qui est cité par David Graeber dans son livre "Bullshit Jobs", dans son chapitre “Pourquoi avoir un job à la con rend-il si souvent malheureux ?”. 

C’est le psychologue allemand Karl Groos. Karl Groos a découvert en 1901 que les enfants en bas âge éprouvent un grand bonheur quand ils se rendent comptent qu’ils peuvent avoir un effet prévisible sur le monde qui les entoure, quelle qu’en soit la nature. Par exemple si je fais tomber du verre, il se casse. 

Karl Groos a aussi réalisé que, à l’inverse, quand on permet à un enfant d’expérimenter le plaisir d’avoir un impact prévisible sur le monde qui l’entoure puis qu’on lui retire brutalement ce pouvoir, ça le rend très malheureux. 

La réaction de l’enfant est aussi intéressante d’ailleurs : d’abord il s’énerve, puis il ne veut plus jouer, plus il rentre dans une sorte de repli sur lui-même. 

Le psychiatre Francis Broucek étudie aussi ce phénomène et l’appelle le “traumatisme de l’échec à influencer”. 

David Graeber rapporte cette expérience aux émotions négatives de l’adulte qui n’a pas d’impact dans son travail. Comme il avait le sens de la formule un peu provocante, il va jusqu’à dire qu’au bout d’un moment, l’être humain privé de sa faculté d’impact “cesse d’exister”. 

Ces mécanismes sont à l’oeuvre chez les personnes qui considèrent avoir un job qui manque de sens.
Quand on retire à des personnes le droit de produire du sens, d’agir sur le monde, les émotions qui se succèdent habituellement sont : la colère, surtout quand on leur a promis qu’on faisait partie de l’élite du changement à la base, puis la démission interne, et finalement la résignation si elles continuent trop longtemps dans la même voie. 

C’est aussi pour ça qu’il y a un vrai danger à jouer le jeu de certains diplômés de grandes écoles qui disent “je fais tel métier pendant 3 ans ou 5 ans ou 10 ans” pour rembourser leur prêt, pour mettre de l’argent de côté, ou pour se faire un CV en béton armé, etc, puis je ferai quelque chose qui a du sens pour moi”. 

Sur le moyen terme, il y a un risque d’épuisement et de résignation douloureux et plus difficile à dépasser à terme, même s’il n’est bien sûr jamais trop tard pour se réaligner avec l’impact qu’on a sur le monde. 

Plus récemment, un docteur en neurosciences français, Sébastien Bohler, a précisément recherché d’où venait notre frustration liée au sens.
Dans son livre qui s’appelle “Où est le sens ?”, publié en 2020, il répond que le responsable neurologique est un organe de notre cerveau qui s’appelle le cortex cingulaire antérieur, qui est à la jonction de nos 2 hémisphères cérébraux. Le cortex cingulaire antérieur cherche du sens et de la cohérence en permanence.

Le cortex cingulaire est soulagé par deux choses : la capacité à se projeter dans son avenir de façon cohérente et contrôlée, et l’émerveillement.

À l’inverse, c’est cet organe qui produit de l’angoisse, de la démotivation et in fine de la démotivation face à une dissonance cognitive entre nos valeurs et nos actions.

Pour anesthésier les angoisses du cortex cingulaire, il explique que les personnes ont tendance à se plonger dans des actions divertissantes et sur lesquelles elles ont le contrôle pour oublier ponctuellement leurs questions, comme regarder des séries ou se droguer.

Mais bien sûr, cela ne fait que repousser la question de la cohérence à plus tard.

La dimension passionnante qu’ajoute Sébastien Bohler c’est celle du défi environnemental actuel.
La dégradation annoncée de la planète ajoute de fait une difficulté à se projeter et à garder le contrôle sur l’avenir.
Les autres crises et prises de conscience en tout genre accélèrent le sentiment d’incohérence et de manque de contrôle de chacun.

C’est peut-être en cela qu’il y a aujourd’hui un sentiment d’effet de mode sur la question du sens au travail.
De plus en plus de personnes sont confrontées à une difficulté à trouver du sens, de la cohérence, et du contrôle sur leur avenir professionnel, oui.

Cela a créé tout un marché du sens, et une sorte de mode du changement, oui, et il faut s’en détacher pour se mettre pleinement au contact de sa situation et ses questions.

Les média ont brutalement et massivement parlé de bullshit jobs et ont accéléré les questionnements et sentiments d’incohérence de certains d’entre vous. 
Des secteurs entiers se retrouvent aujourd’hui boudés, comme le consulting ou la finance. 
Il faut s’en détacher et se confronter à ses propres questions, et c’est un chemin plus facile et agréable qu’on ne l’imagine.  


À l’inverse, d’autres secteurs deviennent à la mode et apparaissent comme solution évidente face aux besoins de cohérence, comme l’économie sociale et solidaire. 
Il faut s’en détacher et se confronter à ses propres réponses, et c’est un chemin facile et agréable. 

Les défis collectifs auxquels nous sommes confrontés actuellement sont une chance de se reconnecter individuellement au sens et lui redonner la place qu’il mérite. 

De nouvelles questions et réponses collectives surgissent, certains économistes considèrent que nous sommes en train de vivre un changement de paradigme positif, porté par les nouveaux besoins individuels et collectifs de Jobs Utiles et soutenu par une mesure réelle de l'impact. 
D’autres économistes considèrent que ce changement n'aura pas lieu. 
De toute façon, l’attentisme ne sera pas la solution. 

Les changements ne se feront pas en un jour. Ce n’est pas demain la veille que les entreprises nous donneront accès à la mesure de leur contribution sur la société, la planète et le bien-être de leurs employés. Ce n’est pas demain la veille que LinkedIn ajoutera un filtre “valeurs” qui permettra de filtrer les offres d’emplois en fonction de ses valeurs. Ce n’est pas demain la veille qu’on apprendre à l’école à se demander ce qu’on veut et pourquoi. Tous ces sujets sont des combats en soi qui ne sont pas encore aboutis. 

Reste donc à vous retrousser les manches pour définir ce qui fait sens pour vous, pour comprendre quels sont les jobs utiles correspondants et ce qu’ils impliquent, et pour choisir la forme du nouveau modèle de réussite qui vous convient.